Château de MONBAZILLAC
12 mai 2015
Conférencière : Camille de Singly, historienne de l’art
Cette conférence s’appuie essentiellement sur les œuvres de la collection du Frac Aquitaine. Elle a pour objectif de partir des « points de rupture » de l’art moderne et contemporain avec son public, qui génèrent incompréhension, distance et même rejet, afin de les déjouer, de les expliquer, et d’aider l’auditoire à s’en saisir.

« La conquête de l’Art » par Camille de Singly, conférence nomade du Frac Aquitaine, 12 mai 2015
Camille de Singly, conférencière, historienne de l’art et professeur à l’école des Beaux-Arts de Bordeaux, a proposé une réflexion, autour de 3 questions : « Aimer l’art, est-ce naturel ? », « L’art se doit-il d’être beau ? », « Faire de l’art demande-t-il du travail ? ».
Ses propos étaient illustrés par des citations et des photographies d’oeuvres contemporaines ou plus anciennes. Cette conférence a donné lieu à de très nombreux échanges avec un public d’une quarantaine de personnes très intéressées par le sujet.
« Aimer l’art, est-ce naturel ? »
Camille de Singly offre 2 citations à notre réflexion avant de traiter ce sujet à travers plusieurs questions.
Picasso disait «qu’il n’était pas toujours nécessaire de comprendre pour apprécier ».
Par contre, pour le sociologue Pierre Bourdieu, «la rencontre avec l’œuvre d’art suppose un acte de connaissance, une opération de déchiffrement, de décodage qui implique la mise en œuvre d’un patrimoine cognitif, d’une compétence culturelle » (La distinction, critique sociale du jugement, 1979). Cette « compétence culturelle » serait en très grande partie un héritage familial, d’où une inégalité face à la culture et donc à l’art.
Est-ce un leurre de penser que les œuvres d’aujourd’hui sont moins évidentes à apprécier que celles de périodes plus anciennes ?
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« Annonciation faite à la Vierge Marie de sa maternité divine par l’archange Gabriel », vers 1443, Fra Filippo Lippi ; Alte Pinakothek Munich. Le décryptage de cette oeuvre fait appel à un certain nombre de connaissances : religion catholique, période artistique (Renaissance italienne, florentine en particulier), contexte de l’époque (retour à l’architecture antique, admiration et maîtrise des mathématiques, harmonie, mise en place des règles de la perspective)…
« Les raboteurs de parquet », 1875, Gustave Caillebotte ; Musée d’Orsay, Paris. Caillebotte est un peintre lié au mouvement impressionniste, de famille fortunée ce qui lui a permis d’acheter des tableaux de ses amis pour les aider à vivre et se faire connaître. Il a fait don de sa collection à l’état français à sa mort en 1894, époque où l’Impressionnisme n’est pas encore reconnu. Sur 67 œuvres, 37 seulement seront acceptées après une lutte très âpre. L’académie des Beaux-Arts proteste officiellement « offense à la dignité de notre école ». Jean Léon Gérôme, sculpteur et peintre référent de la peinture académique, membre de l’Académie des Beaux-Arts, écrira dans le Journal des Artistes : «Nous sommes dans un siècle de déchéance et d’imbécillité. C’est la société entière dont le niveau s’abaisse à vue d’oeil. Pour que l’Etat ait accepté de pareilles ordures, il faut une bien grande flétrissure morale.» Aujourd’hui, ces œuvres des Impressionnistes sont considérées comme majeures dans l’histoire de l’Art.
« Rouge, jaune, bleu », 2009 – 2012, Hugo PERNET, acrylique sur mur ; Collection Frac Aquitaine ; photo 2013 Jean-Christophe Garcia ©droits réservés. « Le lien hypertexte peint sur la cimaise renvoie à une vidéo du crash test d’un avion. Lors de l’impact, vaporeuses, trois couleurs s’échappent de différentes parties de l’appareil. Rouge, jaune, bleu est le titre d’une série de tableaux du peintre B. Newman, figure majeure, dont se nourrit le travail de Pernet. Ici, la peinture succède à une existence presque immatérielle. L’artiste aurait-il trouvé le moyen le plus efficace pour que la peinture incarne le sublime tel que le voulait Newman ? » Palais de Tokyo, 2013 Cette œuvre s’inscrit dans une suite de l’histoire de la peinture, avec les peintures de Mondrian, les 3 couleurs primaires mais aussi en référence à Barnett Newman « Who’s Afraid of Red Yellow and Blue » puis au développement du Monochrome avec Klein par exemple.
« Composition II en rouge, jaune bleu », Piet Mondrian, 1930 ; Centre Pompidou, Paris
« Loading », Hugo Pernet, 2008, acrylique sur toile ; Courtesy galerie Triple V, Dijon ; photo : Aude Launay sur le site internet de ZOOGalerie. Décomposition du logo de recherche sur un ordinateur…
Il semblerait bien qu’il y ait tout un travail à faire pour apprécier finement une œuvre d’art, quelle que soit la période de production. A chacun d’évaluer ce dont il a besoin pour entrer dans cette appréciation et quel degré d’appréciation il souhaite avoir.
Les ruptures
A la fin du 19 ème siècle, avec le mouvement Impressionniste, et durant une grande partie du 20 ème siècle, des ruptures se succèdent dans la conception même de l’art.
Pour faire connaître leur peinture qui ne répond en rien aux règles académiques et n’est pas acceptée au Salon annuel de Paris, les artistes Impressionnistes créent une société de diffusion de leur travail, avec une exposition en 1874 durant laquelle « Impressions soleil levant » de Monet donnera son nom à ce mouvement artistique si décrié à l’époque par les artistes académiques et les critiques, mais devenu aujourd’hui la période artistique préférée du public.
C’est à cette époque que naît aussi le métier de galeriste, pour accompagner et promouvoir cette génération d’artistes.
De nombreuses revues de diffusion de l’art sont créées dont « Jugend » en Allemagne et « Ver Sacrum » en Auriche.
Allemagne, Revue « Jugend » (Jeunesse) ; Couverture du numéro du 4 avril 1896 par Otto Eckmann. « Jugend » donnera son nom au « Jugendstil » (Art Nouveau)
Autriche, revue mensuelle « Ver Sacrum », créée par la « Sécession viennoise » ; janvier 1898, couverture d’Alfred Roller. Avec Gustave Klimt, naît le mouvement de la « Sécession viennoise » qui met en place la revue « Ver Sacrum » (Printemps sacré, moment où dans l’Antiquité une nouvelle génération allait créer autre chose ailleurs)
Autriche, palais de la « Sécession viennoise » de Josef Maria Olbrich, espace d’exposition créé à Vienne en 1897
Au début du XXème siècle, en Italie, porté par l’écrivain Marinetti, naît le mouvement du Futurisme, acte de naissance des mouvements d’avant-garde du XXème siècle. Un manifeste très fort « le Manifeste du Futurisme » est édité en 1909.
En 1946, aux USA, Ad Reinhardt, précurseur de l’art conceptuel et de l’art minimal, cherche à éduquer les gens à une forme d’art abstrait en publiant une sorte de bande dessinée humoristique.
« L’art se doit-il d’être beau ? »
Le concept du Beau émerge en philosophie au 18 ème siècle et 2 points de vue s’opposent.
Pour David Hume, philosophe britannique du 18ème siècle, la beauté existe en nous et non dans l’objet lui-même : c’est une émotion ou un plaisir que nous ressentons devant quelque chose que nous trouvons beau et chaque esprit perçoit une beauté différente.
Par contre, pour Kant, « est beau ce qui plaît universellement sans concept».
Notre façon de voir le beau évolue aussi.
Camille de Singly présente les photographies de 2 oeuvres exposées à Paris en 1863 : « La naissance de Vénus » d’Alexandre Cabanel au Salon officiel et « Le déjeuner sur l’herbe » d’Edouard Manet au Salon des Refusés. Le second tableau fit scandale.
Or, les oeuvres de Manet sont de nos jours bien plus connues que celles de Cabanel.
« La Naissance de Vénus », 1863, Alexandre Cabanel ; Musée d’Orsay, Paris Exposé au Salon à Paris en 1983, côté officiel
« Le Déjeuner sur l’herbe » 1863, Edouard Manet ; Musée d’Orsay, Paris. Ce tableau fut exposé à Paris en 1863 au Salon des Refusés, autorisé par Napoléon 3 à côté du Salon officiel : il fit scandale. Son grand défenseur fut Zola.
Au début du 20 ème siècle, Marcel Duchamp va remettre en question la nécessité de faire du beau : le travail de l’artiste est un travail de la pensée, de la réflexion et ne doit pas nécessairement produire du beau.
Au cours de la seconde moitié du 20ème siècle, de nombreux artistes vont reprendre cette pensée de Marcel Duchamp et travailler dans une direction très éloignée de la recherche de la beauté.
« Pharmacie » 1914, Marcel Duchamp ; Collection Arakawa, New York. En janvier 1914, avec humour, Marcel Duchamp réutilise une œuvre en lui apportant une touche de jaune et une touche de rouge, puis il la re-signe et la renomme « Pharmacie »
« New Hoover Convertibles Green, Green, Red, New Hoover Deluxe Shampoo Polishers, New Shelton Wet/Dry 5-Gallon Displaced Tripledecker », Jeff KOONS, 1981 – 1987 ; Appareils ménagers, néons, Altuglas ; 312 x 137 x 71 cm ; Photo : Frédéric Delpech © Jeff Koons ; collection Frac Aquitaine. Trois aspirateurs, deux cireuses et un aspirateur à eau sont disposés dans une vitrine en Altuglas, sur trois niveaux et éclairés par des néons. Composition importante dans cette œuvre avec rythmique, couleurs complémentaires rouge et vert… Jeff KOONS pose-t-il la question du beau, saisie à nouveau dans le design des objets ménagers ?
« Nuances 0605 », 2005, Sébastien VONNIER ; Mélaminé peint, 173 x 205 x 5 cm Collection du Frac Aquitaine. Ici se pose la question de la représentation : l’artiste a repéré les différentes couleurs d’un paysage avec une palette de couleurs informatique et en fait une transposition abstraite, recréant ainsi un » paysage ».
« Faire de l’art demande-t-il du travail ?»
Une partie du travail de l’artiste est invisible, c’est le travail de l’esprit et Marcel Duchamp fit une éclatante démonstration de sa conception de l’art avec « Fontaine », en 1917.
Chez certains artistes, toute une partie du travail de la préparation physique et matérielle d’une œuvre est déportée vers ce travail de l’esprit cher à Marcel Duchamp.
les oeuvres à protocole
Un artiste réalise une œuvre qu’il ne garde pas et écrit la façon de réaliser cette œuvre ; c’est ce protocole qui est employé pour réaliser l’œuvre à chaque exposition, même si l’artiste n’est pas présent. Le travail de l’artiste se trouve donc dans la conception de l’œuvre et dans l’écriture du protocole bien plus que dans la réalisation de l’œuvre, qui peut ensuite être refaite par n’importe qui. (ex ; « Ronds de fumée » de Vincent Ganivet, col Frac Aquitaine)
« Fontaine », 1917, Richard Mutt-Marcel Duchamp, photographie d’Alfred Stieglitz (seule trace restant de cette oeuvre) La Fontaine est le plus célèbre « ready-made » de Duchamp. A l’origine Duchamp achète cet objet, un urinoir ordinaire, pour l’envoyer au comité de sélection d’une exposition dont les organisateurs s’engagent à exposer n’importe quelle œuvre dès lors que son auteur participe aux frais. Une fois l’objet acquis, Duchamp le retourne, lui donne le titre poétique de « Fontaine » et le signe Richard Mutt, en parodiant le nom du propriétaire d’une grande fabrique d’équipement. Avec un titre et un auteur, l’objet possède toutes les qualités extrinsèques d’une œuvre d’art. Mais il se voit refusé par le comité de sélection. Pour l’inauguration de l’exposition, Duchamp demande à l’un de ses amis, riche collectionneur, de réclamer la Fontaine de Richard Mutt. L’œuvre n’étant pas exposée, celui-ci fait scandale et prétend même vouloir l’acheter. C’est ainsi que, peu à peu, l’histoire de la « Fontaine » prend de l’ampleur. Suite à l’exposition, Duchamp fait paraître une série d’articles sous le titre « The Richard Mutt case ». C’est l’occasion pour lui d’écrire des propos parmi les plus révolutionnaires et pertinents sur l’art, et de répondre à l’accusation de plagiat : « Que Richard Mutt ait fabriqué cette fontaine avec ses propres mains, cela n’a aucune importance, il l’a choisie. Il a pris un article ordinaire de la vie, il l’a placé de manière à ce que sa signification d’usage disparaisse sous le nouveau titre et le nouveau point de vue, il a créé une nouvelle pensée pour cet objet ». Extraits d’un texte de la Médiation du Centre Pompidou
« Ronds de fumée » 2008, Vincent Ganivet ; Traces de fumigène Collection Frac Aquitaine ; Photo : Jean-Christophe Garcia © Adagp, Paris. Oeuvre en 3 dimensions, Installation. Oeuvre réalisée d’après un protocole d’installation in situ, et dont le principe général est d’ « étouffer l’émanation ».
D’autres jeunes artistes réinvestissent le « faire », le « fait-main » en prenant du plaisir à cette fabrication. (ex : « Wigwam » de Laurent le Deunff, col Frac Aquitaine)
D’autres encore détruisent leur oeuvre après l’avoir photographiée ou en avoir filmé la fabrication : seule, la photo ou la vidéo garde la trace de l’oeuvre. (ex : « Carl Cox » de Dewar et Giquel, col Frac Aquitaine)
« Wigwam » 2010, Laurent Le Deunff ; Cuir, acier, bois ; 163 x 305 x 187 cm ; Collection Frac Aquitaine ; Photo : Visuel fourni par la galerie © Laurent Le Deunff. Cette sculpture est conçue comme une tente de type « canadienne » créée à partir de l’intégralité des morceaux de cuir d’un vieux canapé et de fauteuils que l’artiste a récupérés.
« Carl Cox », 2008, Dewar & Giquel ; 1/3 ; Tirage photographique couleur contrecollé sur carton ; 60 x 73 cm ; 39 x 53 cm (hors marge), 39 x 53 (hors marge) ; Photo : Visuel fourni par l’artiste © Dewar & Gicquel ; collection Frac Aquitaine. La sculpture du DJ Carl Cox a été détruite après la prise de la photographie.
La conférence de Camille de Singly s’est terminée sur 2 questions du public : « quelle est la formation des artistes ? » et « de quoi vivent les artistes ? ». Cette dernière question trouvera un prolongement lors de la conférence de Cédric Vilatte sur « le marché de l’art » en novembre 2015.
Journal Sud Ouest du 16 mai 2015
